AUTEUR | ANNE BERTRAND TITLE | IMAGES INTERMÉDIAIRES (C'EST ICI QUE NOUS VIVONS) PUBLISHED | CAMERA AUSTRIA, WIEN DATE | APRIL 2004 En l’espace d’un an et demi, l’artiste Melik Ohanian (né en 1969, il vit et travaille à Paris), a fait un début de carrière fulgurant, au plan national et presque immédiatement international, enchaînant les expositions personnelles au FRAC Languedoc-Roussillon de Montpellier, au Palais de Tokyo lors de son ouverture, ainsi qu’à la galerie Chantal Crousel à Paris, comme à la foire Art Unlimited de Bâle (2002), puis au Museum in Progress de Vienne, à l’Atlanta College of Art (2003), et en 2004 à la Biennale de Berlin, au Centre pour l’image contemporaine de Genève ou à la Galerie Yvon Lambert à New York – avant de participer bientôt à la Biennale de Sydney, puis à celle de Sao Paulo, où il représentera la France. La très dense monographie publiée au passage sous le titre Kristale Company (bilingue français-anglais, HYX Éditions, co-production Galerie Chantal Crousel-FRAC Languedoc-Roussillon, Orléans, 2003, 182 p.) documente la plupart des œuvres réalisées au cours des cinq dernières années, de l’installation White Wall Travelling, 1997 au Sign Word Book (2003), les accompagnant d’un texte fondateur du critique Jean-Christophe Royoux (« Vers le temps zéro ou Le cinéma à rebours de Melik Ohanian »). Y figurent neuf des premières images de la série Selected Recordings, numérotées de 005 à 077 (et 666 !). Parallèlement à l’extraordinaire ascension de leur auteur, « en un an et demi, quatre-vingts images ont surgi ». Le phénomène l’intrigue lui-même, qui au cours des dix années précédentes avait préféré ne pas utiliser ce médium pourtant familier, ne serait-ce que du fait de l’activité de son père, le photographe Rajak Ohanian. Que son fils cite (et auquel il rend un singulier hommage) en utilisant pour la couverture de Kristale Company, premier livre à lui être consacré, une de ses photographies les plus militantes, l’emblématique Closed Today (1973). Depuis leur apparition, les Selected Recordings ponctuent ou pondèrent, en petit nombre, les expositions de l’artiste, s’imposant comme un pan nouveau dans sa production, ou plutôt venant s’insérer dans l’ensemble de ses vidéos, installations et films, et leur répondre. « Appartenant à une série illimitée, chaque Selected Recording ne porte qu’un numéro identifiant. Le tirage de grand format (124 x 200 cm) de chaque image est unique et identique. Aucune information géographique ni temporelle ne renseigne ces images. » Les pièces produites par Melik Ohanian portent des titres anglais : celui-ci, guère traduisible en français, indique seulement que ces images résultent d’une part d’un enregistrement, d’autre part d’un choix. Cela dit quelque chose sur le geste à l’origine de la série. Au-delà, aucun indice n’est donné, d’un sujet ni d’une intention de l’auteur. Il parle de ces images, qui « dans leur composition gardent la spontanéité de la captation. Je n’hésite pas : c’est la chose emportée, enregistrée, pourquoi attendre ? En même temps, je ne joue pas avec l’instant. Ça se situe dans une échelle de temps qui n’est pas celle de la photographie. » Si certains des déplacements de l’artiste, liés à des projets divers, résidences ou expositions, en Angleterre ou aux Etats-Unis, en Islande ou en Italie, en Allemagne, en Israël, en Suisse, au Japon, en Arménie…, connus des uns ou des autres, pourraient donner une idée du lieu ou de la date, il se révèle vite vain de chercher à les deviner. Ces images, comme l’ensemble de son travail, se situent entre le document et la fiction, entre le monde réel et le spectacle qui en est donné par l’art contemporain, entre leur auteur et le spectateur. Elles ne disent, volontairement, rien ou presque de celui qui les a faites, rien en tout cas de son humeur, de ce qui lui est arrivé, de rencontres, et quel effet ça lui a fait. Au contraire d’impressions de voyage, excluant absolument le moindre exotisme, ce sont à la rigueur des notes, mais les plus retenues, contenues qui soient, sinon froides, résolues d’éviter l’encombrement de l’autobiographie, d’affects, gardant une distance – tenant à distance. Il s’agit de livrer un matériau qui n’est pas brut, mais choisi par deux fois (sur place et au moment de la réalisation de l’œuvre), fait de flashes, d’entités, blocs : des pointillés, à agencer comme on voudra. Melik Ohanian voyage. Il vit là où il va, passe un temps avec ceux qui demeurent là, les rencontre – ou pas. Au retour il n’en parle guère, ne raconte pas : les images qu’il rapporte, on ignore d’où elles viennent, quand elles ont été prises. Libre à nous d’y projeter ce que nous voulons, ce que nous sommes, des histoires. Ces images offrent un espace, tout en gardant leur intégrité. Elles ont cet aspect vacant, cette disponibilité qui autorise chacun à s’y retrouver de plain-pied. Elles accueillent. Font que l’étranger d’emblée semble proche, accessible. Documents sans sécheresse, possible matière à fiction, ces images doivent à leur auteur un caractère cinématographique et non strictement photographique (par une sorte de contagion avec l’ensemble de son travail, ce pourraient être, ce sont parfois des film stills), mais silencieux, pas envahissant – juste un air un peu différent, qui circule. C’est que le souci qui l’anime n’est pas de rendre compte, mais de nous ouvrir à ce qu’il a pu voir – et il faut faire confiance à la fois à son œil et à son expérience humaine pour savoir combien il est fidèle à ceux qu’il a côtoyés, respectueux du monde qu’il nous apporte. Ses images sont autant de seuils. Si nous le voulons, nous y sommes. Lui-même, s’est-il approprié ces lieux, ces moments ? Oui et non. Il a décidé de les retenir, d’y apposer sa signature, entre-temps il les a privées de ces coordonnées qui auraient pu aider le spectateur à les appréhender… à moins que le masquage ne tende à rendre ce dernier plus actif, ne le stimule et ne lui donne une plus grande liberté. Délestées de leur contexte, les images doivent pouvoir passer plus librement de l’artiste à leur destinataire. Melik Ohanian parle d’ailleurs « de projection plutôt que de captation : de faire agir toutes les images mentales que les gens ont en eux sur la chose regardée. » Ce qui renvoie à l’une de ses positions essentielles, puisqu’il n’est, dit-il, « jamais plus heureux que lorsqu’on s’approprie une de (ses) pièces ». Toute la place laissée par lui, dans ces images indéterminées, à celui qui les considère, n’a d’autre but que de l’inciter à les occuper à sa façon. Ce qui n’est pas si simple. Si quantité d’œuvres contemporaines sont ainsi destinées tout spécialement à leur public, réalisées pour l’atteindre et établir avec lui une relation forte, il n’est pas si fréquent que l’artiste se manifeste avec une telle discrétion, et que son invite soit si généreuse. Dans la nuit noire une ampoule verte éclaire une sorte d’étal en plein air, deux parois perpendiculaires sont pourvues d’étagères où sont rangés des vivres, bouteilles, par terre des caisses, un mât soutient un toit fragile. L’ampoule fait au centre de l’image un trou blanc, la lumière donne autrement sur une bâche sombre, un sol uni, elle a pour écho deux autres points lumineux éclairant deux espaces annexes, il y a pour animer le tout, cette atmosphère artificielle, une auréole jaune, un éclair bleu, surtout une tache rouge qui fait vibrer le vert chimique. J’ai décrit brièvement les éléments qui composent SR 032, dont on peut voir qu’elle est entre autres choses remarquablement construite à partir d’une progression lumineuse, une diagonale où viennent se poser des notes colorées. Je peux me demander longtemps pourquoi ce vert, émettre des hypothèses, est-ce tard le soir ou tôt le matin, une cantine de fortune ou tout ce qui reste, tout ce qui a jamais été là, divaguer… L’image suivante (SR 058) m’arrête pour son côté frontalement, apparemment expressément formel. Je crois voir un pan de mur, une mosaïque de carreaux ébréchés, récupérés, utilisés tels quels dans un arrangement qui combine géométrie et lignes brisées, une gamme harmonieuse de bruns, roux, bleus – avec parfois l’impression d’éclats de miroir ou de lumière, ouvrant des brèches chauffées à blanc. Cela peut me faire songer à l’une des compositions abstraites si rigoureuses et jubilatoires de Josef Albers aux Etats-Unis. Soudain il m’apparaît qu’il peut s’agir tout aussi bien d’un pavement. Ce plan décoratif en dit long sur l’art pauvre et brut de celui qui l’a créé, artisan doué qui sut à la fois faire usage d’un matériau de second choix ou de seconde main, parce que sans doute il le fallait, et en tirer des effets dépassant largement la valeur utilitaire. Ce que dit aussi cette image, c’est : quelqu’un a fait cela, il y a là le temps de ce travail autant que celui des hommes qui seront passés devant/auront marché dessus – sans y prêter attention, ou si. Dont un, qui s’est trouvé là au moment où le soleil venait transpercer le ciel, le feuillage d’un arbre alentour, même cette paroi fragile. La troisième image (SR 074) est d’eau, presque exclusivement. Mer ou océan, nuages lourds de pluie, même neige sur les quelques îlots dont on se demande comment ils peuvent émerger, comment cette eau partout ne les engloutit pas. En même temps, l’image est bleue, du presque blanc au presque noir, avec juste une lueur rose là où la nue se déchire, et droit dessous, à la surface des flots. De gauche à droite, elle est plus claire et distincte, ou plus confuse, comme bouchée par un brouillard qui rend les contours indéchiffrables. À tout instant ce paysage peut se dissoudre, basculer dans l’irréalité, la perte de repères, on peut aller plus loin dans le froid humide, l’obscurité, la mort. L’homme peut y être momentanément, il n’est même pas dit qu’il puisse en donner l’image, l’endroit le met au défi. À l’opposé d’un sentiment océanique, c’est ici le rappel d’une séduction dangereuse, du risque de ce bleu polaire, mouvant, sublime et glaçant. Le retour au monde civilisé se fait violent (SR 017) avec une cité, ses immeubles en béton, malgré les bouts de jardin, le peu d’herbe, les quelques arbres coincés au fond du puits vertigineux photographié d’une des tours, peut-être au dixième étage. Il y a plus loin des tours plus basses. Et tout au fond, le vert de champs indécis, un habitat plus lâche ou zone industrielle – zone. Les fenêtres régulières (deux carrés, un rectangle, un carré, un rectangle, on monte d’un cran et recommence), d’appartements identiques, se distinguent par des rideaux de couleur, un vert, un bleu, un jaune, un rouge. Les parpaings à nu sur la façade en face ont ce ton inattendu d’un gris-rose pâle, qui n’en fait pas un décor poétique. C’est plutôt le constat de la vie en cage de centaines, milliers d’invisibles, confinés dans des logements sans grâce d’où ils peuvent à peine voir le vert si vif des espaces verts, et si peu le temps qu’il fait. Pour autant, pas de conclusion sur la misère ou le bonheur des habitants. Ailleurs une tente est plantée dans un coin de désert (SR 043), du même bleu que l’azur au fond, sur un sol aride, craquelé, peu hospitalier. Cet abri si précaire, est-il habité ? On peut supposer que c’est juste après avoir dormi, avant de repartir, dans quelques instants le paquetage sera fait, le refuge escamoté, la route poursuivie. Ce pourrait être dans n’importe quel désert, ou même, en rêvant un peu, sur une autre planète, et pourquoi pas un jour ? Quant à celui qui s’est arrêté là, pourquoi, ce qu’il pense, fera… À un coin de rue baigné de clarté blonde (SR 029), les bâtiments un peu décatis, la chaussée défoncée, pas vraiment de trottoirs, un petit groupe discute devant une porte, deux personnes assises, âgées, entourées de plus jeunes, une fille se tient au-dessus, au balcon. Les silhouettes animent un peu ce bout de quartier pas minable. Dans l’ombre de la rue suivante, sur un pan de mur a été peint un laconique AC/DC, qui date si peu la scène. Où est-on, quand ? Quelle importance, il fait assez doux pour prendre le soleil devant la maison, où des gens se parlent. De nouveau l’homme disparaît – comme jamais encore auparavant. C’est qu’ici (SR 037) l’espace est immense. Ces monts gris en cuir d’éléphant, on pourrait croire un instant que les tracés qui s’y dessinent sont la trace d’un passage humain, mécanique, on a marché sur cette pseudo Lune, mais non. Sous le bleu du ciel, c’est bien trop vaste, sévère, terrible ? Curieux mélange du gris le plus austère et le plus doux des graviers, et de pentes souples, sommets plats, et de vallonnements comme autant de répits dans cette grandeur écrasante. Pas une carte postale, non, manque le flamboiement du Grand Canyon. Mais si l’on est là pour faire face à un tel spectacle, il faut ensuite s’en retourner en le laissant tel qu’on l’a trouvé, rien ici que l’on puisse conquérir ni connaître, c’est trop – heureusement qu’existent encore des territoires qui sont trop. Un chien couché, un Saint-Bernard, veille sur les baraquements de tôle ondulée d’un terrain vague à l’herbe rase, jonchée de papiers (SR 049). Au loin des arbres, bâtiments habitables, même un qui paraît fortifié, tout le contraire de ce château de cartes, dont on doute à quoi il peut servir. Un ciel léger, une lumière douce peuvent accompagner l’endroit le plus déshérité. Le chien pourtant manifeste autre chose : une sécurité, stabilité, lui saura empêcher que rien de mal n’advienne. Grand corps fidèle, dévoué, chaud et doux, intelligent, il défendra s’il le faut ceux qui seraient trop faibles pour se protéger eux-mêmes, ceux qui n’ont pu bâtir que ces cabanes à la merci d’un souffle. Raison de ne pas désespérer. Face aux pièces très consistantes, élaborées, ambitieuses que sont Island of an Island (1998-2001), Peripherical Communities (2002), Welcome to Hanksville (2003) ou At Late (1998), Coming Soon et Freezing Film (2001) ainsi que The Hand (2002), les Selected Recordings offrent une alternative, ou font un contrepoint. Dès le début, Melik Ohanian a pensé que ces images pouvaient devenir un langage, constituer un vocabulaire où puiser – il parle d’un « phrasé », même, d’« une mélopée ». S’il en montre certaines au sein d’une exposition, elles font « un trou » – une respiration entre des œuvres plus imposantes. Tout en existant bien sûr individuellement, chacune a son autonomie, et pas seulement celle, inaugurale, de l’aigle d’Erevan (SR 005). Ce seraient donc « des corps » ? Nicolas Bourriaud, co-directeur du Palais de Tokyo, vient de consacrer à Melik Ohanian un long article (« Le Temps de la réplique », art press n° 300, avril 2004, p. 40-45), soulignant justement que « son œuvre entière se place sous le signe de la réponse de l’individu au groupe, d’une réplique contemporaine à (des) récits lointains, telle la "réplique" du tremblement de terre qui redouble la secousse initiale sans se confondre avec elle et sans en reproduire la dimension. (…) Ce sont des ondes de choc. Les individus ou les groupes qui peuplent les œuvres d’Ohanian se définissent par les "répliques"qu’ils adressent à leur histoire. L’être n’existe chez lui que par la présence d’un Autre qui lui donne corps ou vitalité (…). » Il est très rare que les Selected Recordings soient habitées. Quelques-unes de ces images accueillent une ou des figures, une seule jusqu’ici (SR 028) confronte à la présence massive d’un homme en buste, dont l’expression demeure indéchiffrable – est-il assoupi, blessé, simplement absorbé dans ses pensées, il apparaît paradoxalement absent. Jean-Christophe Royoux distingue dans le travail de Melik Ohanian « deux types de propositions » : « une ligne plus dure, plus en contact avec la réalité sociale (…) et une ligne plus méditative, plus contemplative, qui s’attarde sur des mondes autres, désertés, galactiques, des espaces référentiels qui donnent la mesure de toute chose et permettent à la multiplicité constitutive du monde de coexister : la terre, la mer, les planètes ou le ciel. » D’une certaine façon l’un est le contre-champ de l’autre. Pourtant rien n’interdit de penser que ce qui les relie est parfois plus complexe, que certains paysages expriment aussi quelque chose de l’ordre du politique – témoin ces territoires urbains abandonnés, ou investis de façon instable, éphémère. L’artiste « a choisi de ne pas raconter », soit. Mais aussi – du moins pour l’instant – de ne pas donner dans cette série l’image de ses rencontres, de cacher, ou protéger les personnes vivant dans le monde dont il donne l’image. C’est dire que l’économie des Selected Recordings est particulière : réplique de l’artiste à l’univers parcouru, ces images muettes appellent une réponse de ceux qui les voient, attendent qu’on les prenne pour ce qu’elles sont, des intermédiaires, grâce à qui, si nous le voulons, nous pouvons affirmer : « C’est ici que nous vivons. » Anne Bertrand