The Hand A Contre- Emploi de Nazareth Karoyan Qu’est-ce que tu aimerais voir à ici ? A son arrivée à Erevan en 2002, Melik Ohanian a donné à ma question une réponse inattendue : « Je cherche des ouvriers ». Il venait en Arménie pour la première fois, à l’invitation de l’association Utopiana. Si je ne l’avais pas connu depuis si peu de temps, sa réponse, aussi étrange soit-elle, ne m’aurait pas surpris à ce point. Cependant, la cause de mon étonnement ne tenait pas tant à cette demande, très différente de celle de l’Arménien de la diaspora - recherchant des liens avec la nature arménienne, sa culture ancienne-, qu’à l’objet même de son intérêt souligné par le mot « ouvrier ». Les images qu’il suscitait étaient totalement dépassées, elles me plongeaient au fond des souvenirs du passé : le grondement des tramways qui roulaient vers les quartiers industriels au petit jour, les visages somnolents de gens accrochés aux sangles de cuir qui disparaissaient rapidement derrière les vitres éclairées… si bien que les monuments historiques d’Arménie me paraissaient plus contemporains. Ce qui m’intriguait alors, n’était pas de savoir ce qu’il comptait faire avec ces ouvriers, mais comment, aujourd’hui, il allait trouver en Arménie, des gens appartenant à une classe sociale qui n’existait pratiquement plus. Les acteurs de l’Utopie communiste, prêts à changer le cours des fleuves qui se jetaient dans l’Océan Arctique pour les diriger vers les déserts de l’Asie Centrale, soucieux d’assembler les pièces du patchwork de l’Empire soviétique, avaient fait de la petite Arménie, démunie de toute ressource naturelle, un centre de l’industrie lourde. Et la classe ouvrière, fruit de cette politique, avait disparu dans les décombres de l’empire effondré. Elle s’était évaporée comme l’eau disparue dans les sables du désert, comme si elle n’avait jamais existé, comme si elle n’avait été qu’un mirage dans le désert. Deux ans plus tard, au Centre pour l’image contemporaine de Genève, j’ai revu Melik Ohanian. Et là, j’ai reçu une réponse, non pas à ma seconde question (comment ?), mais à la première (quoi ?). Je le dis sans ambages : ce que j’ai vu m’a beaucoup plu. Neuf cubes de téléviseurs étaient posés au sol de façon aléatoire avec, néanmoins, un angle commun de vision. Chacun de ces cubes enfermait une paire de mains nues d’ouvrier. Désoeuvrées, elles se heurtaient de temps en temps... et de cette frappe lente et solitaire, marquant plutôt la déception, naissait une forme d’applaudissement dans un arrangement qui offrait au spectateur un morceau de musique rythmique, joué par des instruments de percussion. De quoi nous parle cette performance, que nous raconte cette joie « extraite » de la désillusion des chômeurs ? Le rayonnement de l’espoir et la lumière de la joie sont-ils à même de briser l’obscurité du désespoir et de l’humiliation sociale ? La liberté peut-elle naître du fond du vide et de l’inaction ? Friedrich Engels disait que ce sont les millions d’esclaves qui constituent la base de la philosophie antique. En effet, c’est grâce au travail forcé de cette masse de gens privés de liberté que l’existence de citoyens libres et le développement de la libre pensée furent possibles à Athènes. Cependant, en affirmant que le système esclavagiste sous-tend le développement de la libre pensée et que la naissance de la philosophie coïncide avec celle d’une société de classes, l’un des fondateurs du marxisme sépare la pensée créatrice du travail. Aujourd’hui, le travail créateur est-il absolument lié à l’oisiveté - lien que Marx lui-même voyait à l’intérieur de la société communiste ? Dans les conditions économiques actuelles du monde globalisé, quand, sous la pression toujours grandissante du secteur de production immatérielle, la réduction de l’économie industrielle jette à la rue les ouvriers, quel impact a le problème de l’emploi sur l’art et sur l’artiste, sur celui qui se trouve au noeud des productions matérielles et immatérielles ? Quand Boyce affirmait que tout le monde pouvait être artiste, il avait plutôt en tête la capacité de chacun de disposer de son temps de façon créative. Il devait être très loin de l’idée qu’un moment viendrait où n’importe quel artiste aurait plus de contraintes pour disposer de son temps que celui qui ne se considère pas comme tel. Quant à disposer de son temps, l’artiste d’aujourd’hui est-il plus libre qu’un travailleur salarié ? Ou bien, quant à disposer de son temps da façon créative, le chômeur n’est-il pas plus autonome que l’artiste ? Ce qui intéresse Melik Ohanian, c’est ce déplacement, de l’artiste au chômeur, du droit de disposer de son temps libre ainsi que ses conséquences. Qui est chômeur et/ou qui est artiste ? Non pas du point de vue socioprofessionnel, mais du point de vue existentiel : est-ce celui qui, en raison de la perte de son travail et entre deux occupations, peut vivre, se délasser, réfléchir (y compris sur cet instant) ou bien est-ce l’autre qui est privé de cette possibilité puisque même dans les moments de repos volontaire/obligatoire il reste impliqué dans son travail, la seule consolation qu’il puisse trouver dans cet investissement étant la rétribution escomptée. C’est ce déplacement du droit, la privation de l’artiste de la liberté de disposer de son temps et le caractère continu de son occupation qu’a à l’esprit Pierre-Michel Menger lorsqu’il dit qu’aujourd’hui l’artiste se présente comme la possible incarnation du futur travailleur, étant professionnellement intégré dans les relations économiques et devenant, de ce fait, le ferment du capitalisme. La « violence » qu’exerce Melik Ohanian à l’égard des chômeurs, en « exploitant » leurs « applaudissements » n’est pas dirigée contre eux. Loin d’être une expression de joie, cette musique « volée » au désespoir des gens sans emploi vient peut-être produire ce sourire crispé que l’artiste s’adresse à lui-même. L’ironie triste exprimée dans ce sourire artificiel est, par conséquent, la seule réaction qu’il peut opposer à au mauvais coup du sort. Celui qui incarnait la liberté, celui qui était le détenteur du lieu de la liberté – de l’art - est aujourd’hui dans le besoin, à tel point qu’il est même prêt à prendre les applaudissements désespérés du chômeur pour un geste libre de l’art. Nazareth Karoyan (texte commandé par le Mac Val - 2007)