MELIK OHANIAN, DAYS, I SEE WHAT I SAW AND WHAT I WILL SEE, DISPOSITIF FILMIQUE PRÉSENTÉ À LA GALERIE CHANTAL CROUSEL by Émilie Renard in ART21 (JAN 2012) Cer­tains titres en anglais, une fois tra­duits en fran­çais, perdent de leur poé­sie et deviennent subi­te­ment très ordi­naires. Celui-ci n’en est pas moins énig­ma­tique : « JOURS, Je vois ce que j’ai vu et ce que je ver­rai ». Consi­déré comme un texte à déchif­frer mot à mot, on devine trois enjeux du film : « DAYS » : les jours et leur enchaî­ne­ment sont pre­miers ; « I See » : l’artiste voit de ses propres yeux, il se désigne comme un témoin ocu­laire ; « I See what I Saw and what I will See » : sa vue actuelle est à la confluence d’une vision pas­sée et d’une autre, à venir. Mais la struc­ture com­plexe de ce titre n’est pas repré­sen­ta­tive de l’œuvre. Melik Oha­nian réa­lise un film dont la sim­pli­cité des dis­po­si­tifs com­bi­nés de tour­nage, de mon­tage et d’exposition docu­mente rigou­reu­se­ment l’activité quo­ti­dienne d’ouvriers émigrés, dans un camp de tra­vailleurs à Shar­jah, un des émirats arabes. L’artiste a filmé ce camp pen­dant onze jours, du 24 février au 6 mars 2011. Quo­ti­dien­ne­ment, Melik Oha­nian ins­tal­lait une sec­tion de cent mètres de rails, que la caméra par­cou­rait deux fois, une fois de jour, une fois de nuit, en un tra­vel­ling avant de quatre minutes envi­ron. Quo­ti­dien­ne­ment, il dépla­çait les rails pour les repo­si­tion­ner bout à bout, com­po­sant une ligne ser­pen­tine dis­con­ti­nue qui tra­verse le plan ortho­go­nal du camp et se déve­loppe sur un peu plus d’un kilo­mètre en onze jours. Construit de manière équi­va­lente, le mon­tage place les plans bout à bout, enchaî­nant ceux de jour d’un côté et ceux de nuit d’un autre, si bien que ces deux mon­tages paral­lèles opèrent une explo­ra­tion métho­dique de l’espace, jour après jour, nuit après nuit, en quarante-deux minutes. En situa­tion d’exposition, le film est com­posé de ces deux par­ties reliées ensemble à la manière d’un dip­tyque, pro­je­tées simul­ta­né­ment d’un côté et de l’autre d’un écran à double face, cha­cune cor­res­pon­dant aux deux visions par­fai­te­ment syn­chrones du même espace : une diurne et une noc­turne. Ce film double fut pro­jeté à heures régu­lières, dans la gale­rie Chan­tal Crou­sel à Paris. Pen­dant ces séances, le reste de l’exposition fut plongé dans l’obscurité, comme dans une salle de cinéma. Avec son haut mur d’enceinte, ses rues étroites et ses bara­que­ments ali­gnés, le camp offre tous les signes d’une vie pré­caire, orga­ni­sée d’une manière tem­po­raire, au sacri­fice d’une vraie vie qui se pas­se­rait ailleurs et avec d’autres. La vie qui s’y déve­loppe s’organise col­lec­ti­ve­ment, selon un rythme scindé entre le tra­vail de jour et le calme rela­tif de la nuit. Cette divi­sion du temps vide le camp de ses ouvriers le jour et le rem­plit d’une acti­vité dif­fuse la nuit. Onze jours suf­fisent pour débor­der du cycle heb­do­ma­daire avec son ven­dredi chômé. Mais onze jours né suf­fisent pas pour sor­tir du camp : alors que le pre­mier jour ouvre sur une vue exté­rieure du camp, le der­nier s’arrête, envi­ron un kilo­mètre plus loin, dans son enceinte, lais­sant le film sur un par­cours inachevé. C’est à ces vies amé­na­gées autour d’une étape tran­si­toire qui dure et à cet enfer­me­ment rela­tif que le film répond, ou plu­tôt qu’il lui cor­res­pond, dans son pro­cédé, dans son for­mat, dans ses images, dans sa présentation. À la lec­ture du texte qui accom­pagne l’œuvre et livre les don­nées chif­frées du dis­po­si­tif, on pour­rait croire à un exer­cice de géo­mé­trie appli­quée dans l’espace, et la par­ti­tion expo­sée ren­force encore cette impres­sion d’une méca­nique de pré­ci­sion. Sou­vent pre­miers dans ses pro­ces­sus de créa­tion, les dis­po­si­tifs d’élaboration et d’exposition de l’œuvre consti­tuent la rela­tion de Melik Oha­nian à une situa­tion don­née. Ses films sont sou­vent qua­li­fiés de « concep­tuels » pour cette impor­tance qu’il accorde au scé­na­rio et à la par­ti­tion. Seven Minutes Before (2004) est exem­plaire de cette approche. Répar­tis en sept video­pro­jec­tions cor­res­pon­dant à sept visions écla­tées par­cou­rant la géo­gra­phie tor­tueuse d’une val­lée, les sept points de vue convergent et s’arrêtent sur un acci­dent. Le film retrouve une unité avec l’événement final. Mais la com­plexité du dis­po­si­tif ris­qué de faire pas­ser l’événement au second plan et le film pour un large exer­cice de mises en scèné savam­ment orches­trées. Là aussi, une par­ti­tion très élabo­rée valant pour un plan de tour­nage l’accompagne. Avec DAYS, ni le pro­cédé ni la par­ti­tion n’anticipent un résul­tat. Ils amé­nagent seule­ment un champ de vision pour per­mettre à l’événement d’advenir à l’image. On peut par­ler dans ce cas d’un cinéma concep­tuel de l’expérience directe. Le dis­po­si­tif, tel que Michel Fou­cault le défi­nit, per­met d’articuler le parti pris for­mel de DAYS à la réa­lité que le film docu­mente : « un ensemble réso­lu­ment hété­ro­gèné com­por­tant des dis­cours, des ins­ti­tu­tions, des amé­na­ge­ments archi­tec­tu­raux, des déci­sions régle­men­taires, des lois, des mesures admi­nis­tra­tives, des énon­cés scien­ti­fiques, des pro­po­si­tions phi­lo­so­phiques, morales, phi­lan­thro­piques : bref, du dit aussi bien que du non-dit […]. Le dis­po­si­tif lui-même, c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments. »[1] Le dis­po­si­tif for­mel qui déter­mine cette œuvre peut alors être envi­sagé comme une réponse à un autre dis­po­si­tif de pou­voir, plus large, plus insai­sis­sable, et qui régit la situa­tion du camp. Réduite à un seul geste — celui d’une avan­cée fron­tale et sys­té­ma­tique —, la sim­pli­cité du dis­po­si­tif de tour­nage est sans doute ce qui per­met de res­ti­tuer la com­plexité de la situa­tion de ce camp de tra­vailleurs où s’enchevêtrent des dimen­sions humaine, sociale, urba­nis­tique, politique… Les condi­tions de tour­nage que l’artiste met en place restreignent ses propres dépla­ce­ments et ceux de sa caméra dans un lieu où la cir­cu­la­tion des hommes et des biens est elle-même limi­tée. Ce contrôle fait écho à un autre, qui agit au sein d’un autre espace séparé, celui de la Bien­nale de Shar­jah, copro­duc­trice de l’œuvre. Au vu de la teneur poli­tique et docu­men­taire de la der­nière édition menée par Suzanne Cot­ter et Rasha Salti, on aurait pu croire, avec une cer­taine naï­veté, cette ins­ti­tu­tion spé­cia­le­ment armée pour garan­tir l’expression de toutes formes artis­tiques au sein de l’émirat. Mais dès lors que la Bien­nale sort plus lar­ge­ment de l’enceinte de la « arts area » pour inves­tir ce qu’on pour­rait appe­ler « l’espace public », la cir­cu­la­tion des œuvres devient sur­veillée. C’est jus­te­ment le man­qué de contrôle sur une œuvre qui a causé la révo­ca­tion immé­diate de Jack Per­se­kian, le direc­teur artis­tique de la bien­nale depuis 2004. Avant cet épisode déjà, le film de Melik Oha­nian n’avait pas trouvé sa place dans l’émirat, mal­gré les nom­breuses pro­po­si­tions de lieux pour sa pro­jec­tion en plein air, toutes reje­tées pour diverses rai­sons. Il fut donc exposé pour la pre­mière fois à la gale­rie Chan­tal Crou­sel à Paris, en octobre 2011. Dans l’exposition de Shar­jah, une affiche, dos à l’entrée, face à une fenêtre ouverte, annon­çait sa pro­jec­tion ini­tia­le­ment pré­vue à la fin de la mani­fes­ta­tion. La sec­tion de cent mètres de rails était ins­tal­lée dans une rue, comme une car­casse inutile. Dans le film, les rails construisent l’image, ils tracent le che­min sur lequel la vision s’oriente fron­ta­le­ment et des­sinent un point de fuite tron­qué. L’avancée de la caméra construit un cadre pour l’image en même temps qu’elle donne à voir la construc­tion de celui-ci, ren­dant visible deux com­po­santes essen­tielles de l’image : sa tech­nique d’enregistrement et les événe­ments qui tra­versent son cadre. Ce tracé, Melik Oha­nian s’en sert comme d’un « outil de pré­vi­sion » selon ses mots. L’expression peut être enten­due au sens lit­té­ral : d’abord, il s’agit bien d’un outil, qu’on ima­gine lourd à dépla­cer et long à ajus­ter aux irré­gu­la­ri­tés du ter­rain. Il fait de l’artiste un tra­vailleur qui répète quo­ti­dien­ne­ment un geste, une tech­nique. C’est l’outil encore qui à la fois, condi­tionne la cir­cu­la­tion de l’artiste dans le camp et lui amé­nage une place dans une forme de coexis­tence avec les ouvriers. Ensuite, la pré­vi­sion désigne la pers­pec­tive visuelle construite par le tra­vel­ling avant et ce que la vue pré-voit, c’est-à-dire ce qu’elle anti­cipe, aussi bien visuel­le­ment que théo­ri­que­ment. Fixé sur sa ligne, le champ de vision de la caméra brosse l’ensemble des ruelles. Ainsi, ce qu’elle laisse hors champ, der­rière et devant elle, est soit pré­vi­sible, soit déduc­tible. C’est ce carac­tère impla­cable du tra­vel­ling que décrit le titre. L’outil de pré­vi­sion est méca­ni­que­ment auto­nome et théo­ri­que­ment indif­fé­rent à ce qu’il advien­dra. Il est une méca­nique pour la vue. Et c’est pré­ci­sé­ment ce carac­tère sys­té­ma­tique qui per­met à l’imprévu d’être vu. Les événe­ments qui tra­versent le cadre — les hommes qui enjambent les rails, jetant un coup d’œil fur­tif à la caméra en mou­ve­ment comme pour tra­ver­ser une route sans se faire écra­ser —, consti­tuent cette part d’imprévu. Ainsi, l’outil d’enregistrement qui se super­pose à l’image autant qu’à l’événement, est-il visible pour ceux qui sont fil­més comme pour ceux qui regardent le film. Il est donc un point de jonc­tion quasi immé­diat entre une réa­lité et sa représentation. Autre méca­nique simple, le mon­tage est lui aussi réduit à une opé­ra­tion mini­mum puisqu’il s’agit de mettre bout à bout les frag­ments de ces espaces fil­més. La durée du film cor­res­pond alors très concrè­te­ment à l’itinérance de la caméra, fai­sant se rejoindre là aussi, l’espace par­couru et le temps de la pro­jec­tion. Entre le temps de l’expérience directe du tour­nage et celui, dif­féré, du film pro­jeté, le « je vois » énoncé par le titre peut alors être celui du spec­ta­teur qui, à son tour, aus­si­tôt qu’il voit, a déjà vu et verra. Ce qu’il voit est déjà à la fois un sou­ve­nir et une anti­ci­pa­tion. L’outil de pré­vi­sion est donc un outil pour l’artiste, pour ceux qui sont fil­més comme pour ceux qui regardent. Et la méca­nique de l’œuvre est conçue et por­tée par l’artiste comme un point de conver­gence entre l’expérience directe du tour­nage et celle, dif­fé­rée, de l’exposition. Le carac­tère pré­dic­tif du tra­vel­ling et du mon­tage, la fron­ta­lité de la vision qui donne à voir son appa­reillage autant que son objec­tif excluent toute mise en scèné et stoppent net toute ten­ta­tive de dra­ma­ti­sa­tion. De ce camp de tra­vailleurs, que l’on pour­rait assi­mi­ler de loin à une situa­tion d’exploitation et de misère sociale exem­plaire, Melik Oha­nian montre un cer­tain espace sur une cer­taine durée, et se pose en témoin ocu­laire, assu­mant le carac­tère limité de son propre regard. Il fait alors pas­ser une connais­sance impré­cise, indé­fi­nie, loin­taine, à la vision directe et limi­tée d’une situa­tion défi­nie concrè­te­ment. Un des rôles du cinéma docu­men­taire est de pré­sen­ter ce qui est sous-représenté ou mal repré­senté dans le champ média­tique. Ici, le point de vue et le com­men­taire sont déjà inté­grés à l’image, et la vision docu­men­taire de la caméra sur le camp, avec les rails pour outil de la déter­mi­na­tion com­plète, n’entre pas dans la géné­ra­li­sa­tion du lan­gage média­tique. Dans cette écono­mie de pro­cé­dés, le film né com­mente pas une situa­tion écono­mique, sociale ou psy­cho­lo­gique, il pré­sente, il témoigne d’une rou­tine, d’une forme de bana­lité au sein de ce groupe d’hommes liés par l’alternance régu­lière de leurs acti­vi­tés répar­ties entre le jour et la nuit. La quo­ti­dien­neté fil­mée est un indice de régu­la­rité, de répé­ti­tion et d’enfermement. Mal­gré l’obscurité dans laquelle la salle d’exposition est plon­gée lors de la pro­jec­tion et la rend com­pa­rable à un dis­po­si­tif de cinéma, ici, l’écran n’est pas adossé à un mur. Il n’y a pas de face cachée à l’image pro­je­tée, car à son revers se trouve une autre image syn­chrone, pla­çant le jour et la nuit dos à dos. Il n’y a donc pas de place pour la pro­fon­deur ima­gi­naire d’un film pro­jeté. Il n’y a pas de fic­tion, pas d’échappée à cette image, pas de revers à cette situa­tion, mais la vio­lence impla­cable de la répé­ti­tion cyclique du presque même. Émilie Renard [1] Michel Fou­cault, « Le Jeu de Michel Fou­cault », entre­tien pour le Bul­le­tin pério­dique du champ freu­dien, juillet 1977, in Dits et écrits, Paris, Quarto Gal­li­mard, volume II, p. 299 et sq.